Une clé de lecture : sommeil et éveil dans le Cantique
1. Chagall et le sommeil des amants
Quand Chagall se met à peindre le Cantique, il a 73 ans et toute une vie derrière lui. Au cœur de sa vie d'homme, un amour intensément vécu avec Bella sa première femme, morte en 1944. Puis l'amour de Virginia, et enfin l'amour de Valentina qui l'accompagnera jusqu'au bout. Il connaît donc existentiellement le Cantique des cantiques. Il le connaît aussi comme un juif peut le connaître, associant librement la figure du bien-aimé avec des personnages de la Torah, ici David l'amoureux musicien (père de Salomon), évocation du peintre lui-même.
Chagall peint cinq tableaux. Cinq comme les doigts d'une main, cinq comme les paroles divines sur chacune des deux table de la loi, cinq comme les cinq livres de la Torah. Cinq aussi comme les chapitres de la première grande partie du Cantique. Outre la couleur rouge et la figure du couple, l'élément commun aux cinq tableaux est leur climat onirique. Pas seulement l'onirisme propre à tous les tableaux de Chagall, avec leur flottaison de personnages et d'objets défiant les lois de la gravité. En effet on voit ici représenté, en position allongée ou en lévitation, le rêveur lui-même : le couple des amants. Sur chacun des tableaux les amants semblent plongés dans un rêve, et en premier lieu la bien-aimée (tableaux I et II). Ce rêve représente l'extase de l'amour, avec son lot de révélations - comme le montre le sous-texte inscrit dans le paysage (toits de Jérusalem, arbre, shofar, étoile de David, ange, Torah...).
2. Refrains du sommeil dans le Cantique : l'interprétation des Pères de l'Eglise
En réalité notre Chagall a très bien lu le Cantique... Faut-il préciser qu'il lui va comme un gant ? "La vraie couleur, c'est l'amour" dira le peintre dans un documentaire intitulé "A la Russie, aux ânes et aux autres".
Chagall a perçu que ce poème, décousu en apparence, trouve son unité dans la voix songeuse de la bien-aimée. Par les méandres de la mémoire et du désir, la rêverie éveillée de la bien-aimée la conduit vers l'origine de tout amour : Yah, le Dieu de Moise, le Dieu biblique. Le cantique des cantique est une rêverie révélatrice, un songe inspiré qui met le rêveur en exode vers le fond de son cœur. Car au fin fond du cœur il y a l'image de Dieu (Gn 1,26-28) : capacité d'aimer et d'être aimé.
Mais qu'y a t'il dans ce poème qui autorise à en parler comme d'un rêve ? C'est que nombre de versets structurants ont pour objet le sommeil.
Avant d'examiner ces versets, voici une structure du poème tenant compte de ses refrains, des locuteurs et de quelques autres critères :
Voici maintenant les diverses annotations ayant trait au sommeil :
"Quoi, éveiller l'amour avant le temps de son désir ?"
8,4
Les deux tableaux dévoilent à quel point c'est la voix de la bien-aimée qui domine dans le Cantique. Mais une voix rêveuse, liée au sommeil : toutes les annotations ayant trait au sommeil dans le Cantique sont mises au compte de la voix de la bien-aimée (2ème tableau). Et c'est le flux de sa rêverie, mémoire ou désir, qui donne la parole à son bien-aimé, aux compagnons du bien-aimé et aux filles de Jérusalem. Une odyssée intérieure se met en place, rêverie révélatrice.
A trois reprise dans le poème, la bien-aimée enjoint les filles de Jérusalem (témoins et figure du lecteur), de ne pas "réveiller l'amour / avant le temps de son désir".
Ce verset a été diversement interprété :
1. "L'amour" serait une figure de style pour dire "mon amour". Or la première fois que ce refrain apparaît (Ct 2,7), c'est juste après la description des deux amants enlacés dans l'union. La bien-aimée demande donc aux filles de Jérusalem de laisser le bien-aimé endormi après l'union.
2. Une autre interprétation élargit le sommeil aux deux amants : il s'agit de ne pas les réveiller de l'amour dans lequel ils sont plongés, ni de leur sommeil après l'union.
3. Une troisième interprétation, qui n'exclut pas les deux premières, fait un lien avec les autres annotations ayant trait au sommeil dans le Cantique. Elles décrivent la bien-aimée à la fois endormie mais le cœur en éveil, état qui semble durer tout au long du poème. Cet état a bien été repéré par les Pères l'Eglise qui ont parlé de "l'extase" de la bien-aimée.
Quoi qu'il en soit, Ct 8,5 n'est pas la répétition stricte de 2,7 et 3,5 mais une variation qui peut se traduire par une question : "Quoi, éveiller, réveiller l'amour avant le temps de son désir ?" Autrement dit, à la fin du poème, la bien-aimée en arrive avec étonnement à une phase nouvelle de son amour avec le bien-aimé. Il s'agit maintenant d'éveiller l'amour...
Le sommeil de l'extase
Thérèse d'Avila (16ème siècle) évoque la joie que procure à l'âme l'amour du Seigneur quand il est accueilli à une certaine profondeur :
''Tant que dure cette joie, l’âme y est tellement plongée et absorbée, qu’on la dirait hors d’elle-même et en proie à une sorte de divine ivresse. Elle ne sait ni ce qu’elle veut, ni ce qu’elle dit, ni ce qu’elle demande; en un mot, elle ne sait plus où elle en est. Pourtant elle n’est pas tant hors d’elle-même, qu’elle ne comprenne quelque chose qui se passe. Mais lorsque ce très riche Époux veut l’enrichir et la caresser davantage encore, il l’attire tant en lui-même, que, semblable à une personne que l’excès du plaisir et de la joie fait défaillir, elle se sent alors comme portée entre ces bras divins, collée à ce sacré côté et à ce sein divin. Elle ne sait plus que jouir, nourrie qu’elle est par ce lait divin, dont son Époux la nourrit et la fortifie, pour la mettre en état de recevoir de plus grandes faveurs et l’en rendre chaque jour plus digne. Quand l’âme se réveille de ce sommeil et de ce céleste enivrement, elle est toute surprise et comme interdite. C’est alors que dans un saint délire, elle peut s’écrier, me semble-t-il: “Ton sein a plus de saveur que le vin”. (4, 1-4).''
Bernard de Clairvaux (12ème) avait déjà écrit dans un sermon sur le Cantique : "Ne mettons pas en contradiction ce sommeil avec cette invitation de S. Paul à "sortir du sommeil" (cf. Rm 13, 11), ou avec ce que dit le Psalmiste (cf. Ps 12, 4). Il y a un sommeil de mort; il y a un sommeil de vie. Ce n'est pas du sommeil de Lazare dont il s'agit à propos de l'épouse (cf. Jn 11, 11). Il s'agit d'un sommeil "vivifiant et vigilant qui chasse la mort et donne la vie éternelle". C'est cependant une sorte de "mort à soi-même" par "l'extase": une sortie de soi, une échappée vis à vis des "plaisirs sensuels". Il s'agit pour l'épouse en extase d'une "Bonne mort qui n'ôte pas la vie mais la fait passer dans un état meilleur", comparable à celle des anges... "
Ainsi Bernard interprète la supplique aux filles de Jérusalem comme une mise-en-garde aux compagnes d'une âme contemplative : "On touche-là au réalisme d'une situation de vie communautaire où l’Abbé (l'épouse) risque constamment d'être absorbé par les demandes des frères (les jeunes filles), les appels de toutes sortes, et d'être par là arraché à sa contemplation nécessaire à sa mission d'enseignement spirituel. Gazelles et cerfs, quels types d'animaux représentent-ils? Bernard y voit l'image des saints et des anges qui sont "avec Dieu": d'où "la rapidité de leurs bonds" et "l'acuité de leur regards". Il convient donc à l'épouse d'être arraché à ce qui la priverait de la compagnie des saints et des anges dans le repos de la contemplation" (Commentaire de l'Abbaye de Timadeuc)
Dans le spectacle, nous identifions les filles de Jérusalem aux spectateurs : qu'il laissent le poème aller jusqu'au bout, qu'ils demeurent attentifs car une révélation est en cours !
Le sommeil de la mort
Bernard de Clairvaux avait fait un lien entre le sommeil, l'amour et la mort (à soi-même) en parlant de l'extase. Ce thème de la mort est par ailleurs sous-jacent dans le Cantique : Il est question par deux fois du bien-aimé qui "descend dans son jardin", ce qui a été interprété par Grégoire de Nysse (4ème siècle) comme une préfiguration de l'Incarnation, de la Passion et de l'Eucharistie par lesquelles le Christ descend dans la créature humaine défigurée pour la transfigurer, la recréer et l'épouser.
Il y a ainsi deux sommeils contemporains dans le Cantique : le sommeil de l'extase amoureuse dans lequel la bien-aimée fait mémoire des mouvements de l'amour, et parmi ces mouvements le sommeil du bien-aimé divin descendu jusque dans la mort pour vaincre toute séparation d'avec Dieu.
"Sous le pommier je t'ai éveillé" (Ct 8,5)
En hébreu, c'est la bien-aimée qui prononce cette phrase. Mais beaucoup de traductions ont pris de la liberté par rapport au texte hébreu en faisant parler ici le bien-aimé. En effet, selon le sens allégorique, il semblait impossible que la bien-aimée, figure de la créature, éveille Dieu ! Ainsi faisait-on dire au texte que Dieu "éveille" sa créature à une vie nouvelle grâce à la Passion et à la Résurrection du Christ. Et tout cela "sous le pommier", figure de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, devenu le lieu d'une recréation d'Adam et Eve.
Dans le spectacle, nous choisissons de revenir au texte original : c'est bien elle qui dit au bien-aimé "Sous le pommier je t'ai éveillé". Que comprendre ? Peut-être, au sens allégorique, l'accueil de la résurrection du Christ par la bien-aimée : transfigurée par l'amour victorieux de son aimé, elle "l'éveille" à son tour, elle parachève sa condition de nouvel Adam en confessant l'origine de leur amour : l'amour est "une flamme de Yah" (Ct 8,6).