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Genèse du spectacle

  • Brûlure du cœur

 

Au commencement : une longue amitié avec le texte du Cantique. Chacune de leur côté, Marina et Marie-Farouza ont été intriguées, émerveillées par ce petit livre au cœur de la Bible : comme artistes, par sa grande beauté ; comme croyantes, par son audace méconnue. En effet ce poème d'amour entre un homme et une femme recèle une telle profondeur que les mystiques juifs et chrétiens y ont reconnu l'amour de Dieu pour sa création. Dans l'antiquité, un mot de Rabbi Aqiba fit basculer ce livre controversé dans le canon des Ecritures Saintes : ''Le cantique des cantiques est le saint des saints des Ecritures''. Du côté chrétien, les ordres monastiques comptent le Cantique des cantiques parmi leurs livres de chevet. Quelle surprise que l'austère prière des moines et moniales puise dans les mots si charnels du Cantique ! Quelle beauté que leur voyage en solitaire soit en réalité une grande histoire d'amour ! Dieu, le dieu des juifs et des chrétiens, trop souvent présenté de manière seulement dogmatique, serait-il du côté de la brûlure du cœur ?

 

De même, si l'on se penche sur la tradition mystique de l'Islam (côté Soufi), on est surpris par certaines prières proches des exclamations du Cantique : ''Ton nom est une torche / embrase mon cœur !''

 

Marina a travaillé l'unité littéraire du Cantique dans le cadre de ses études bibliques. Elle a découvert que ce dialogue d'amour, porté surtout par la voix de la bien-aimée, peut se lire comme une rêverie éveillée de celle-ci : évoquant son bien-aimé, elle ferait mémoire de leurs rencontres, de leurs échanges, de sa nostalgie de l'aimé disparu comme de ses hésitations à lui ouvrir. Car il y a entre le bien-aimé et la bien-aimée du Cantique à la fois égalité et dissymétrie : c'est le bien-aimé qui vient à elle, la devance dans les rendez-vous, les retrouvailles, mais aussi les séparations provisoires. C'est seulement à la fin du poème que la bien-aimée, à son tour, prendra des initiatives envers son aimé. Tout au long de l'histoire de l'interprétation, cette dissymétrie a donné lieu à l'identification du bien-aimé avec Dieu, tandis que la bien-aimée était identifiée avec le peuple d'Israël, l'Eglise, ou encore l'âme de chacun. Au fur-et-à-mesure des huit chapitres, la rêverie de la bien-aimée s'approfondit jusqu'à rencontrer la source de l'amour qui abreuve les deux amants. Cette source est en quelque sorte un troisième personnage, caché mais toujours opérant, présence divine mais pas n'importe laquelle : celle du Dieu unique révélé à Moïse, la présence divine créatrice elle-même en demande d'amour. 

Marina a vu se dessiner sous ses yeux cette ligne de force du poème : le voyage intérieur de la bien-aimée vers une vérité de l'amour, cet amour de l'homme et de la femme qui recèle comme son secret Dieu lui-même. Désireuse de faire connaître cette cohérence du Cantique au plus grand nombre, Marina, poète et musicienne, s'est tournée vers Marie-Farouza, plasticienne et poète.

  • Scénographie : Voile, vannerie 

Première version : une ''installation''

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Version définitive : un ''mystère'' théâtral

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1/ Voile (voilure, dévoilement, révélation)

 

Marina et Marie-Farouza acquièrent la conviction que la mise-en-scène du Cantique ne sera possible qu'à partir d'un élément central, à la fois décor et personnage, le voile. Une première série de représentations joue sur le dispositif suivant : un léger rideau de scène, mousseline supportant ombres et projections ; une ''cabane d'ombres'' au milieu de la scène (dépliée, elle devient un écran) ; enfin, un fond de scène servant lui aussi d'écran lorsque la cabane d'ombres est enlevée. Le spectacle consiste en une série de tableaux accompagnée par la bande-son du poème. Ces tableaux, de plus en plus grands, s'étendent vers le fond de scène au-fur-et-à-mesure de l'avancée du texte. Les seules présences vivantes sont l'ombre chinoise et les musiciens. C'est une ''installation'' plus qu'une représentation théâtrale. Le ''second degré'' du texte se déploie comme un kaléidoscope occupant le devant de la scène.

 

Pour cette première aventure, immense MERCI à Jean-Louis Daroussin, Jean-François Martin, Emmanuelle et Edouard Halbout, Noémie Lefebvre, Romain Feron, Séraphin Mauvoisin, Pradhappe Aroul, Yvon-Amour Simbare, India Massacry et Ferenz Virag.

 

Dans un second temps, grâce à l'intervention décisive du comédien et metteur-en-scène Michel Viénot, l'installation va évoluer vers le théâtre. Pourquoi une telle évolution, déchirante à certains égards ? Parce que le spectacle manque d'habitation humaine. Trop lourd techniquement, il est impossible à exporter. Un vélum souple est donc mis à disposition, tour-à-tour tente de bédouins, horizon montagneux, page de livre, traîne de mariée, linceul, suaire... Ce vélum est suffisamment transparent pour permettre le rétro-éclairage des ombres chinoises, et suffisamment opaque pour servir d'écran. Il sépare et unit deux espaces : un ''dedans'' (tente, chambre nuptiale, cœur) et un ''dehors'' (ville, campagne, désert), l'espace du rêve et l'espace de la vie diurne, l'humain et le divin. Les éléments que l'installation juxtaposait s'unifient maintenant avec fluidité. Le vélum, désormais unique support visuel, est au service de trois femmes qui portent le texte sur scène. Elles habitent, franchissent, traversent ce voile tout en disant, lisant, chantant, dansant les mots du Cantique. Seule la voix du Bien-Aimé est pré-enregistrée (avec les bruitages et quelques pièces musicales). L'installation, elle, procédait à l'inverse : ombre chinoise et musiciens étaient au service de la vidéo et de la bande-son. 

 

L'option théâtrale exigeant un minimum de narration, le ''second degré'' du Cantique fleurit sur un premier degré beaucoup plus lisible. Car la troupe, poussée à travailler de plus près le lien des strophes du poème, met en lumière un fil rouge qui soutient l'attention jusqu'à un dénouement. Le spectacle y perd peut-être un peu en magie, mais pas en mystère. Il y gagne, semble-t'il, en poésie humaine.

2/ Vannerie (buisson ardent, couronne d'épines)

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Outre le voile, un deuxième élément unifie le jeu des ''bien-aimées'' : une vannerie en osier trouvée dans la caverne d'Ali Baba de Michel et Mary Viénot, à Barraux. Cette vannerie entre en scène dans la seconde partie du spectacle. Pour qui veut bien voir, elle met soudain au cœur du spectacle une touche de tragique divin. C'est le jardin printanier du Cantique qui se condenserait, dépouillé de ses feuilles, en un fourré de plein hiver. C'est le buisson clairsemé de Moïse qui attendrait de prendre feu. C'est la couronne d'épines du bien-aimé Jésus. Occupées à tresser ce buisson-couronne, les bien-aimées entendront, venue du haut du ciel, une étrange annonciation.

  • Images

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1/ Ombres chinoises

 

Au niveau visuel, deux techniques s'entremêlent : l'ombre chinoise et la vidéo. L'ombre chinoise est utilisée principalement pour le Prologue (Ct 1-2,7) et l'Épilogue (Ct 8,5-14). Ces deux passages alternent de courts dialogues, contrairement au corps du poème composé de morceaux plus amples. C'est comme si, dans le Prologue, le Cantique annonçait la couleur : ouvrez l'œil, tendez l'oreille, voici les thèmes du poème, voici ses lignes de fuites ! Le Prologue fonctionne comme l'ouverture d'une symphonie. Quant à l'Épilogue, il prend un certain recul par rapport au corps du poème, pour y mettre à la fois un point d'orgue (Ct 8,6-7) et des points de suspension ("énigmes" finales). Pour ces deux moments, les ombres chinoises ont semblé offrir un contrepoint bienvenu au jeu de scène direct. 

Les ombres chinoises ont été conçues, dessinées et découpées à partir de motifs égyptiens. Dans le Cantique, la figure du bien-aimé se confond quelquefois avec la présence d'un certain Salomon. Comme celui-ci compare la grâce de sa bien-aimée à celle d'une jument ''des chars de Pharaon'' (Ct 1,9), on a souvent qualifié le poème de commentaire de 1R 3,1, passage qui narre le mariage de Salomon avec la fille de Pharaon. Selon un spécialiste (Gianni Barbiero), le Cantique emprunte nombre de thèmes à la littérature amoureuse égyptienne. Il semble qu'au moment où il a été écrit (peut-être l'époque des Lagides), la culture égyptienne était au goût du jour - de même qu'en France, à la Renaissance, les antiquités grecques et romaines étaient à la mode. Ainsi Marina et Marie-Farouza ont-elles choisi de représenter le Prologue en ombres chinoises, ou plutôt en ombres égyptiennes ! Dans une tente de bédouins, trois femmes se racontent une histoire d'amour à l'aide d'un petit théâtre. Les deux amants y prennent toutes sortes de déguisements (roi et reine, berger et bergère...). Ce ''conte égyptiens'' est une miniature de leur propre histoire, qui va commencer lorsque s'ouvrira la tente. Il est une ''mise en abyme'' de la suite, manière aussi de prendre le spectateur par l'enfance. Les ombres finales, elles, permettront de quitter le registre de l'histoire pour faire un écart réflexif, avant que résonne la dernière parole.

2/ Vidéo

Marie-Farouza a travaillé à partir de films qu'elle a elle-même tournés en Israël et en France. Elle a procédé ensuite par incrustations, prolongeant, déployant, redoublant à un autre niveau les images du poème. Le corps humain y devient paysage et le paysage se fait visage. Et la vidéo de prendre en charge la montée de la figure Christique comme le bien-aimé du Cantique. 

Un autre aspect du travail est calligraphique. La vidéo fait régulièrement allusion aux pages du livre, mais aussi donne à lire le poème en hébreu, arabe et français. Ces écritures parfois jouent avec l'ombre chinoise, et c'est alors une autre manière de parole faite chair. Au milieu du spectacle, entre​ ses deux grandes parties, il y a une pause méditative qui permet de passer d'un plan à l'autre de l'action, de la passion amoureuse à une autre Passion. Marie-Farouza a réalisé un ''midrash visuel'' sur le mot ''myrrhe'', très présent dans le Cantique, en donnant à voir ses occurrences dans les deux Testaments. Cette pause permet d'en méditer la portée insoupçonnée dans le Cantique. Autre "midrash", cette fois sur la racine "shuv" (se retourner, revenir), lorsque les filles de Jérusalem demandent à la Shulamite de ne pas fuir leur regard et de se "retourner" (Ct 7, dans la 2ème partie du spectacle). La mise-en-scène ménage alors un moment de "danse entre deux camps", où l'on voit la bien-aimée se débattre entre l'appel à croire en l'amour et la tentation de le fuir. Car à ce moment du Cantique, le bien-aimé lui donne un nouveau nom, "Shulamite" (pacifiée). Il s'agit pour la bien-aimée de quitter son quant-à-soi pour se laisser modifier par l'amour !

Le pari de la mise-en-scène : ne pas saturer le spectateur avec plusieurs langages superposés (vidéo, ombres, théâtre, danse, musique) tout en jouant de ceux-ci, afin de faire littéralement respirer l'air, le parfum d'un monde perdu.

  • Musique

 

1/ Bande-son : un orient pluriel (admirations, inspirations)

Tigran Hamasyan                                                       Anouar Brahem                                         J.S. Bach                                    Paco de Lucia                        H. Gonashvili / Rustavi Choir

L'immense pianiste Tigran Hamasyan ravit et inspire Marina depuis dix ans. Ce jeune génie arménien (à peine trente ans) fait partie des musiciens de jazz qui, depuis Keith Jarrett et Brad Meldhau, font tomber les murs entre les genres : musique classique, pop, jazz, metal rock, musique ethnique, etc. Son approche va beaucoup plus loin que celle de la fusion. Elle est un retour à la source de la musique par connaissance intime de ses fleuves et affluents. Il en ressort une musique sans idéologie, sans œillères, ouverte à la spiritualité, sans doute parce qu'elle assume la racine spirituelle de toute culture. On peut citer aussi le jeune jazz israélien ( merveilleux Shai Maestro), avec les pousses très prometteuses que sont Gadi Lehavi, Shachar Elnatan, Ofri Nehemya, Or Bareket (etc.). Luys i luso de Tigran Hamasyan (2015) a pour une part inspiré Marina. Ce ''requiem contre l'oubli'' a été créé pour le centenaire du génocide arménien. Tigran a ré-harmonisé vingt siècles de liturgie arménienne, une liturgie sauvée de l'annihilation par le moine Komitas au début du vingtième siècle. Le piano de Tigran dialogue de manière admirable avec les polyphonies chantées par le chœur d'Erevan. On ne sait plus si c'est du jazz, de la musique classique, ethnique, liturgique etc. C'est de la musique, point à la ligne. De la grande musique, à la fois ultra-complexe et simple, immémoriale et fraîche. 

 

Marina a travaillé dans cet esprit avec un vieil enregistrement d'un célèbre chœur géorgien, le Rustavi Choir, qui interprète un chant populaire (''Tsin Tskaro'') : ''Je suis allé à la source / Là j'ai vu une femme portant une jarre / Je lui ai dit quelques mots / Elle a détourné la tête.'' En quelques mots, toute l'aventureuse et immémoriale rencontre entre homme et femme ! Marina a cherché à dialoguer au piano avec ce chant pour introduire le spectacle. En inclusion, presque à la fin, un autre chant géorgien antique, hymne à la mère de Dieu (''Tu es une Vigne'') : "Tu es une vigne nouvellement fleurie / Jeune, belle, croissant dans l'Eden / Jeune peuplier embaumant le Paradis /  Que Dieu te pare ! / Nul être n'est plus digne de louange / Tu es toi-même le soleil qui rayonne." 

Le midrash visuel sur la myrrhe est accompagné par un mixage entre quelques accords de guitare flamenca (Paco de Lucia) et la montée du chœur introductif de la Passion selon Jean (Bach). Le flamenco est en soi le fruit de divers orients : chant grégorien, hébraïque, musulman et gitan, rythmes et danses venus de l'Inde. L'admirable Paco de Lucia, précurseur génial et fraternel, a donné à la guitare flamenca ses lettres de noblesse. La rencontre avec Bach peut sembler étrange. En réalité, elle a semblé couler de source : ces deux inspirés le sont, de près ou de loin, par les écritures saintes et la figure du Christ.

L'oud se fait entendre à trois reprises dans le spectacle, se mêlant ou non au chant du Cantique. Tout le Moyen-Orient a cet instrument en partage, de l'Egypte à l'Arménie, du Magreb à l'Iran, en passant par la Turquie. Israéliens et Palestiniens s'unissent au son mystérieux, doux et profond, de l'oud. Le merveilleux musicien tunisien Anouar Brahem représente avec brio la capacité de réinvention de l'oud.

2/ Sur scène : oud et chant, kora et chant, flûte hulusi

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