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"The Tree of life" est un film hors-normes, une comète laissant dans son sillage stupeur et ravissement. Mais aussi incompréhension. Lors de la première à Cannes en mai dernier, la moitié du public a sifflé tandis que l'autre moitié applaudissait - ce qui n'a pas empêché le jury de découvrir dans cet arbre mystique une palme d'un or très pur. "The Tree of Life" est un film-source. Comme le fut en son temps "2001 l'Odyssée de l'Espace" (1968) auquel "L'Arbre de Vie" fait de nombreux clins d'œil. Ces deux grands films, chacun dans un langage neuf, explorent des questions universelles. D'où vient la vie ? Qu'est-ce que l'homme ? Que fait-il dans l'univers ? Mais là où Kubrick propulsait ses astronautes vers un dépassement de l'humain, Malick fait découvrir à ses personnages que l'univers mendie leur cœur. Là où Kubrick fascine, Malick révèle. Et la haute voltige de sa flamme laisse le cœur brûlant.

Deux citations inaugurales : le livre de Job et l'Imitation de Jésus-Christ

L'écran s'allume. Dans le noir brille un extrait du livre de Job (38,4.7) : "Où étais-tu quand je posais les fondations de la terre (...), alors que les étoiles du matin chantaient d'allégresse et que tous les fils de Dieu criaient de joie ?". C'est une citation de la fin du livre. Dieu s'adresse à Job, lui décrivant longuement sa création mais surtout sa relation avec elle. Il a engendré la pluie, langé de nuages la mer, joué avec le monstre marin, admiré toutes ses créatures, jusqu'au sillon du crocodile dans les eaux quand il fait bouillonner le gouffre comme une chaudière [1]. Aux questions de Job hanté par le pourquoi du mal, Dieu ne répond donc pas - sinon par sa présence, et sa propre question qui sonne comme une invitation : "Toi, où étais-tu ?". Fin du livre et début du film. Le voyage de Jack O'Brien [2] dans sa mémoire, la mémoire de sa mère et celle de l'univers, peut être regardé comme un cheminement vers la joie des "fils de Dieu". C'est une descente dans les "fondations de la terre" et une remontée vers l'allégresse des "étoiles du matin". Les plans en contre-plongée le montrent, de la faille dans l'écorce terrestre aux arbres à contre-ciel.

Aussitôt après la citation de Job apparaît sur l'écran une flamme dansant au cœur du noir, "interstice embrasé" [3]. Sur cette image se fait entendre une voix-off, celle de Jack adulte chuchotant une prière : "Frère. Mère. Ce sont eux qui m'ont conduit jusqu'à ta porte." Une porte qui ne cessera de s'ouvrir à travers tout le film. Voici Madame O'Brien enfant, au bord d'un champ de tournesols. On l'entend adulte, en voix-off : "Les sœurs nous ont appris qu'il y a deux voies dans la vie, celle de la grâce et celle de la nature. Il faut choisir laquelle suivre. La grâce ne cherche pas son propre plaisir, accepte d'être ignorée, oubliée, mal-aimée, accepte insultes et blessures. La nature ne cherche que son propre plaisir, impose sa volonté, aime dominer pour agir à sa guise, trouve des raisons d'être malheureux alors que le monde rayonne alentour et que l'amour sourit en toute chose. Selon les sœurs, la voie de la grâce ne débouche jamais sur le malheur. Je te serai loyale, quoiqu'il arrive." Ici Malick a réécrit un passage de l'Imitation de Jésus-Christ [4], passant sous silence le nom divin. Mais il introduit un lien entre la grâce et la vulnérabilité. A ce moment du film, on voit arriver le postier qui remet à Madame O'Brien la lettre annonçant la mort à 19 ans du fils cadet. La citation de Job et celle de l'Imitation de Jésus-Christ ont donné une clé au spectateur attentif : le film décrira un cheminement vers la joie, passant par le choix de la grâce au cœur de la vulnérabilité.

Le pardon, sommet d'un film-montagne

Le film comprend quatre parties de longueur inégale (35mn, 15mn, 1h20 et 15mn), autant d'étapes du voyage intérieur de Jack, fils aîné ramené au mitan de sa vie à un deuil inachevé. 

1. D'abord un long prologue de 35 mn rythmé par trois apparitions de la flamme évoquée plus haut. Son toucher de feu avive la mémoire de Jack. C'est Dieu qui se rappelle à lui, et avec lui les souvenirs de la douleur de ses parents, les images de son frère enfant. La troisième flamme convoque la prière maternelle : "Seigneur, pourquoi ? Où étais-tu ? Est-ce que tu savais ? Que sommes-nous pour toi ?". 

2. Suit une extraordinaire séquence de 15 mn qui nous rend contemporains de l'évolution du monde depuis son commencement. La question de la souffrance ouvre en Jack une mémoire cosmique. Sur le chant d'un lacrimosa (Preisner), la nébuleuse originelle se profile comme une larme gris-perle. Comètes, feu, eau, molécules vibrionnantes, méduses, premier mammifère marin et déjà du sang mêlé à l'écume. Arbres, aux frondaisons mouillées de lumière. Sur la rive d'un fleuve (qui apparaîtra jusqu'à la fin du film), un dinausore s'approche d'un animal blessé. Il fait mine de l'écraser mais, miracle, lâche prise et le laisse en vie.

3. Commence alors la troisième partie, corps du film (1h20) : c'est toute l'enfance de Jack aux côtés de son frère, petit guitariste à la douceur christique. C'est le Texas des années 50. Un père aimant et violent, une mère pleine de grâce. Je ne sais pas si, dans toute l'histoire du cinéma, la merveille et l'angoisse de l'enfance ont déjà été filmées ainsi. C'est simplement parfait. De la mémoire fondue au noir surgissent les souvenirs d'une tension croissante entre Jack et son père, et ceux de sa tendresse mêlée de cruauté envers son jeune frère. Le film atteint un point de bascule avec deux scènes : Dans la première, pudique et quasi silencieuse (écho de la scène des deux dinausores), Jack, ayant blessé son frère, demande et reçoit son pardon ; dans la deuxième, Jack et son père s'étreignent sans mot dire. Après cela, quelque chose en Jack a changé. Il a moins peur de la faiblesse, il joue avec un enfant aux cheveux brûlés dont il n'osait s'approcher. Cette partie du film s'arrête au moment du déménagement de la famille. 

4. La dernière partie, épilogue du film, dure à peine un quart d'heure. Elle cueille les fruits du pardon : vision de retrouvailles en chair et en os derrière la porte de la mort, sur une plage où se retrouvent des silhouettes lumineuses. C'est certainement le moment le moins convaincant du film, vraiment trop kitsch... Fin du voyage intérieur et retour à la situation du héros au début du film. Jack adulte sort d'un ascenseur de verre qui le ramène au sol. Sur son visage éprouvé se dessine un sourire. Son voyage intérieur n'a pas duré plus de quelques secondes - pour nous 2h. Dernières images : le ciel reflété dans les vitres du building, un champ de tournesols entre terre et soleil, un immense pont reliant les deux rives d'un fleuve. De toutes parts, ce qui était séparé s'est rejoint. "La voie de la grâce ne débouche jamais sur le malheur".

Conclusion

Regarder "The Tree of Life", c'est faire une expérience. C'est se laisser emporter par un fleuve de beauté où les plans, les musiques, les rares mots, les silences, composent une partition de la grâce. Ce film est au cinéma ce qu'un poème est à la littérature. Un poème qui a déconcerté plus d'un fan de Malick ! Mais peut-on reprocher à la musique de Bach ses moments les plus formels, alors qu'elle réussit à toucher le tréfonds du cœur, cette région mystérieuse qui aime, espère et croit ? Peut-on reprocher au livre de Job sa poésie abrupte, sa majesté parfois écrasante, quand il dit si miraculeusement vrai ? Le dernier film de Terrence Malick est de cette trempe. Il peut dérouter, agacer par ses excès, décevoir par quelques maniérismes. Mais il atteint la fine pointe de l'âme comme rarement au cinéma. C'est sans doute pourquoi il divise. Au fond, bien plus que de Kubrick, Malick me semble être le frère hollywoodien du russe Andréi Tarkovski [5]. "The Tree of Life", film "sublime et rayonnant"[6], brise le cœur et lave le regard.

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[1] Job 41,23. C'est d'ailleurs la première image de "The Thin Red Line" ("La Ligne Rouge", sorti en 1999), lui ausi film admirable, considéré par certains comme le chef-d'œuvre de Malick.

[2] Terrence Malick y a mis beaucoup de lui-même. Cinéaste à la discrétion légendaire, on sait pourtant de lui qu'il est l'aîné de trois frères dont l'un, jeune guitariste, s'est donné la mort après s'être brisé les doigts. Dans le film, la mort du fils cadet n'est pas expliquée mais on devine à l'uniforme du postier qu'elle a dû se produire à la guerre (Vietnam ?).

[3] Maja Brick, revue Etudes, mai 2011.

[4] Livre III, ch.54. L'Imitation de Jésus-Christ est un ouvrage de piété chrétienne de la fin du 14ème siècle, illustrative du mouvement de réforme appelé "Devotio moderna".

[5] "Andrei Roublev", "Stalker", "Nostalgia", mais surtout ici "Le Miroir".

[6] Michel Chion, journal Les Inrockuptibles, 26 juin 2011.

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